samedi 12 juillet 2008
Dans l'esprit compliqué
A peine le grand public a-t-il le temps d’assimiler l’existence d’un puissant phénomène du nom de GTA IV qu’on se précipite pour lui faire avaler un nouveau truc tout aussi mirobolant, incompréhensible et numéroté: MGS 4. Pourtant, rien à voir avec un simple effet «un clou chasse l’autre» au merveilleux pays du jeu vidéo. Au contraire : ces deux titres phares de l’industrie des consoles en 2008 sont plus frères qu’ennemis.
Metal Gear Solid 4 présente toutefois un signe très particulier : c’est un jeu vidéo fortement incarné par la personnalité de son créateur, Hideo Kojima. Bien sûr, de nombreux jeux doivent tout à l’inspiration d’un homme, mais parmi ces développeurs reconnus comme auteurs de leurs jeux, Hideo Kojima est une sorte de diva, peut-être le plus admiré et respecté des game designers après l’insurpassable créateur des Zelda et Mario, son compatriote Shigeru Miyamoto.
A la différence de ce dernier, éclectique et joyeux, Kojima incarne une forme de romantisme ténébreux: il y a en lui quelque chose du peintre entretenant un rapport obsessionnel à ses motifs ; du compositeur habité par une symphonie sourde et violente. Malgré leur environnement militaire et guerrier, ses jeux ont toujours une étonnante texture sentimentale et affective. On y éprouve aussi bien son génie contemplatif, en adulation charnelle pour la nature, que ses qualités d’ingénieur hors pair, toujours sur la brèche du saut techno évolutif. Dans l’actuel panorama du jeu, Kojima est à la fois un immense styliste et l’un des plus grands experts en horlogeries ludiques.
La meilleure preuve de son statut d’exception est d’ailleurs sa présence à Paris ce jour de mai : comme une rock star ou un gros gibier hollywoodien, il est ici dans le cadre d’une tournée des capitales européennes pour la promotion de son dernier titre. Un gros staff l’accompagne en son palace branché, issu en majorité de cette équipe rapprochée qu’il s’est constitué avec Kojima Productions, unité de développement autonome, «petit» studio personnel du maître (plus de 200 personnes tout de même) au sein du très gros studio Konami, l’une des meilleures usines à virtuel du globe. «J’ai compris assez tôt que si je voulais être un game designer libre de ses mouvements, il fallait que je prenne le contrôle de la production. Parce que ça me donnait le contrôle sur le nerf de la guerre : l’argent.» Et pour être un producteur libre, il a fallu qu’il prenne aussi des responsabilités à la tête de Konami : «Là encore, je ne le souhaitais pas, mais c’est comme ça que j’ai conquis le pouvoir sur le développement de mes jeux, en maîtrisant tous les processus.» On comprend vite, à écouter Kojima, que ce type est profondément un control freak qui a réussi. Un maniaque maladif auquel a été donnée la chance d’exprimer cette folie et y a converti des joueurs par millions. Son système, son talent, ses jeux ne fonctionnent qu’à cette condition absolutiste de l’omnipotence.
Kojima fait remonter la source de cette fertile rigidité psychologique à son plus jeune âge. Né en 1963 à Setagaya mais élevé dans la province du Kansai, il évoque une enfance au bord de rivages, dans les parcs de petits temples ou de jardins publics. «On jouait encore beaucoup à l’extérieur. Comme nous étions des groupes divers dont le nombre, les âges et les sexes changeaient souvent, j’inventais des jeux et je trouvais les règles adéquates, adaptées à la situation. Et il fallait les respecter !» On a souvent du mal à percevoir, depuis la France, à quel point le jeu vidéo est un phénomène générationnel et culturel de première importance au Japon. La génération de Kojima a foncé tête baissée dans l’aventure du jeu virtuel, dans un mouvement d’aspiration et d’identité comparable à ce qu’a pu être l’appel du rock sous d’autres latitudes. «C’est par le jeu et le manga que se sont exprimés les baby-boomers. Il n’y a d’ailleurs que deux cultures japonaises qui ont véritablement conquis le monde, la japanimation et le jeu vidéo.» Mais pourquoi cela s’est-il produit au Japon ? «D’abord parce que nous avions les machines et qu’elles étaient rudimentaires, faciles à investir. C’était un peu le temps de Chaplin et du muet : nos jeux étaient simples mais universels. C’est plus difficile aujourd’hui, parce que nous craignons que les nouvelles technologies soient moins favorables à notre capacité à créer pour le monde. Je crois qu’au contraire nous devons nous y employer absolument. Ensuite, il y a dans le jeu une dimension éminente de service, et nous sommes très bons dans ces industries-là.»
Cette notion de «service» sur laquelle Kojima insiste souvent, est une autre manière de définir son souci numéro 1 de développeur : l’usage que le joueur fait du jeu. «Ce qui m’embarrasse dans la notion de jeu vidéo comme art, c’est qu’on y perd l’idée que les gens s’approprient les jeux. C’est un peu comme une voiture: ils conduisent leur jeu. Peut-on avoir ce type de rapport avec une œuvre d’art ? Le créateur de jeux ne peut pas se comporter comme un artiste qui irait dans la direction qu’il veut, selon ses seules motivations artistiques, sans tenir compte de cet usage. En revanche, je suis d’accord pour dire que le jeu commence à former une culture. Mais ce n’est qu’un début.» Le statut d’art avec une majuscule, le rigoureux Kojima l’accorde volontiers au cinéma, auquel il a toujours aspiré, rêvant même d’organiser «la fusion moléculaire» entre jeu et ciné. Plus de huit heures de cinématiques (1) viennent en réaffirmer l’objectif dans ce déjà fameux MGS4, qui a par ailleurs détrôné GTA IV du podium provisoire des meilleures ventes. Mais au fait, que pense-t-il de ce tonitruant compétiteur ? En 2005, Kojima nous confiait : «Quand GTA III est apparu, j’ai eu le sentiment non pas que c’était un jeu de rêve mais que c’était le rêve de tous les jeux. Ce genre de game design, où vous pouvez tout faire, suivre les missions si vous le voulez, vous servir de la voiture que vous voulez, ne m’était jamais venu à l’esprit. Quand j’ai rencontré Dan Houser, il m’a dit que GTA était une satire intentionnelle de la société américaine, qu’il n’aimait pas du tout la violence pour la violence. Ça m’a choqué. Je précise que j’ignorais alors qu’il était britannique. Il voulait transmettre un message sur la vision qu’il avait de l’Amérique, mais d’un point de vue extérieur ! Quand j’ai compris ça, ça m’a fait très forte impression.» En 2008, Kojima ajoute : «Nos routes sont parallèles et très proches mais elles ne se croisent pas. Dans MGS aussi, je trouve que le joueur est libre, mais il est vite sanctionné. C’est mon avis personnel sur la sanction, mon goût des règles : je me tiens toujours derrière le joueur, à le surveiller.»
Riche et puissant, marié et père d’un garçon déjà joueur, Kojima ne doit pas être confondu avec la success story trop lisse qui lui valut d’être classé par Newsweek parmi les dix personnalités les plus influentes de l’année 2002. Dans la confrérie des game designers, c’est un peu l’intello de la bande, le spécialiste de la mise en abyme, celui qui oblige le joueur à s’interroger sur son statut et son activité. Comme il ne cesse lui-même de s’interroger.
Source : Libération.
J. Agent of chaos
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1 commentaire:
C'est intéressant comme parallèle, alors qu'en surface ces deux jeux sont si différents...
Mais il faut bien avouer que Kojima est allé si loin et si profond dans son sujet qu'il est (et restera ?) le seul dans la catégorie qu'il a lui-même créée.
ps: J'ignorais également que Dan Houser était british ! Ca explique pas mal de choses du coup...
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